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 mahares mahares

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MessageSujet: mahares mahares   mahares mahares Icon_minitimeVen 1 Fév - 17:57

Gériatrie, soins palliatifs - Michel Cavey
Accueil du site > Du prendre soin
CET ARTICLE A ÉTÉ RELU LE 9 AVRIL 2012
Une enquête sur la maltraitance : III : discussion
INÉDIT
dimanche 4 septembre 2005 par Michel
DISCUSSION :

L’étude qui vient d’être décrite appelle plusieurs commentaires.

La gestion du problème :

Le premier commentaire qui vient à l’esprit concerne sans doute le phénomène lui-même. Si personne n’avait la naïveté de croire que le problème ne se posait pas dans la maison, si l’équipe dirigeante répétait volontiers que la situation était sans doute la même que dans tous les établissements, on ne s’attendait guère à une telle description.

À cause de la fréquence des cas rapportés, tout d’abord. Certes il faut nuancer : il se peut que le même cas ait été décrit plusieurs fois. Il se peut aussi que les soignants aient parlé de tous les cas qu’ils ont vécus depuis leur entrée en fonctions. Il est probable aussi qu’il y aura eu un « effet questionnaire » : des problématiques banales seront devenues tout à coup des situations de maltraitance. Il se peut enfin que des soignants aient évoqué des situations théoriques. Mais une telle tentative de minimiser le problème ne sert à rien : d’une part même un petit nombre de cas suffirait à poser problème ; d’autre part ce qui doit être pris en considération ici c’est simplement l’impression générale des soignants. Ils ont le sentiment de vivre dans un univers maltraitant, cela suffit.

À cause des stratégies développées, ensuite. Car nombreux sont les soignants qui décrivent ce qu’ils font en cas de maltraitance. Certains en parlent entre eux. D’autres vont jusqu’à dire qu’ils agissent auprès du collègue réputé fautif. La maltraitance fait tellement partie de leur quotidien qu’ils se sont organisés.

Là où les choses se compliquent, c’est que cette organisation est largement secrète. L’encadrement la découvre à l’occasion de ce questionnaire. Défaut d’écoute ? Assurément. Mais ce n’est pas si certain : on a vu que les 2/3 des soignants (22 sur 33) déclarent qu’ils transmettent l’information à la hiérarchie. Or celle-ci n’est en réalité presque jamais informée. En particulier en cinq ans le Médecin-Chef n’a eu connaissance que de quatre cas de maltraitance, qui ont tous été traités. D’autres situations lui ont été rapportées, mais la dénonciation ne comprenait jamais l’identité du maltraitant, ce qui réduit singulièrement les possibilités d’action.

Curieuse dissonance, qui pousse à se demander pourquoi les soignants ont cette impression de ne pas être écoutés alors qu’en fait ils ne parlent pas. Le problème de la maltraitance semble se traiter par cercles successifs : dans un premier temps sans doute il est géré par un collègue proche. En cas d’échec on en parle à l’équipe, mais non sans réticence. Si cela ne réussit pas on transmet à l’encadrement, mais avec réserve et scepticisme. Quant à considérer que cela devrait sortir de la maison, c’est une autre affaire :

Si ton frère vient à pécher, va le trouver et reprend-le, seul à seul. S’il t’écoute tu auras gagné ton frère. S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi un ou deux autres, pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins. Que s’il refuse de les écouter, dis-le à la communauté. Et s’il refuse d’écouter même la communauté, qu’il soit pour toi comme le païen et le publicain. [1].

En soi cette manière de gérer le problème n’est pas nécessairement critiquable ; elle le devient dès lors que l’on considère, d’une part que les soignants disent souffrir de leur isolement devant la maltraitance, d’autre part que cet isolement, précisément, est fortement générateur de maltraitance. D’ailleurs ils sont nombreux à penser que la maltraitance est affaire de groupe et non de personnes.

Ceci pousse à proposer une première solution : comme le note si justement une soignante, parler de la maltraitance c’est déjà la combattre : « En parler si possible pour combattre une part obscure de mutisme, la peur de dénoncer et de faire du bourreau une victime » ; « Essayer à tout prix de rompre le silence ». D’autres soignants ont repéré le côté pathologique de la maltraitance : le maltraitant est d’abord quelqu’un qui a besoin d’aide. On peut donc proposer de constituer un lieu de parole où les problèmes de maltraitance seraient abordés. La question qui demeure est de savoir dans quelle mesure les cadres doivent y participer. D’un côté il vaut sans doute mieux un lieu sans les cadres que pas de lieu du tout, de l’autre les choses ne seront réellement en place que lorsque les soignants auront admis que la parole doit être ouverte à tous.

Une telle suggestion se heurte à une tradition fortement ancrée qui veut que les soignants voient dans les cadres des agents de répression dont il faut se méfier. Mais il faut s’interroger sur la fonction de cette tradition : car dans notre établissement les sanctions sont si exceptionnelles que les soignants le déplorent volontiers. Elle aboutit à constituer cet enfermement entre eux dont les soignants disent souffrir. Puisqu’ils créent eux-mêmes l’instrument de leur solitude, il faut bien penser qu’ils y sont attachés ; dans cette mesure ils se maltraitent eux-mêmes, créant ainsi en partie l’univers maltraitant qui les expose à devenir maltraitants.

Cela dit on peut également penser que le manque de stratégie répressive aboutit à une maltraitance. L’absence de repères, de normes, de frontières est génératrice d’instabilité, d’insécurité, et cela peut engendrer une angoisse qui s’exprime par la maltraitance. On en viendrait alors à dire que l’absence d’autorité, de contraintes, l’absence en somme de maltraitance est une maltraitance...

Le travail comme maltraitance :

On a noté que les soignants tolèrent assez mal les situations où ils sont amenés à donner un soin auquel le résident résiste. On ne reviendra pas sur ce qui a été dit. Par contre il faut insister sur l’ambivalence de cette notion, et sur le caractère paradoxal des injonctions qui en résultent. Il semble que la racine de la souffrance des soignants soit l’impuissance : comment peut-on se résigner à ne rien faire sans que ce soit vécu comme un abandon, presque une euthanasie ? Il est fréquent d’entendre : « Je ne comprends pas pourquoi on ne fait rien pour ce malade ». Ce qui se passe alors vaut d’être analysé.
D’abord parce que les soignants qui disent cela ne s’aperçoivent sans doute pas que cette phrase est typique des propos des familles. Le reproche qu’elles adressent ainsi implicitement au médecin est le même que celui que les familles leur adressent.
Ensuite parce que les médecins réagissent toujours très mal à cette phrase, dont ils saisissent immédiatement tout le contenu agressif. Rien n’est pire que de suspecter l’autre de négligence, surtout s’il est en réalité consciencieux ; ce reproche, est assurément une marque de souffrance : après un décès il est courant d’entendre une soignante dire : « Je le disais depuis un moment », insinuant par là qu’on aurait dû l’écouter. En fait on s’aperçoit vite qu’elle n’avait rien dit du tout, mais que sa réaction est simplement une révolte de type Kübler-Rossien, comme on en voit dans tous les deuils. Toujours est-il que cette allégation déclenche rapidement chez le médecin une réaction défensive dont l’agressivité est à la mesure de celle qu’il a subie. Ainsi naissent toutes les maltraitances.
Enfin parce que si le médecin, plus ou moins piqué au vif, explique que la situation imposerait des mesures disproportionnées avec les espérances de guérison, et propose de les prendre quand même, les soignants répondent unanimement que ce serait de la cruauté. Ainsi se boucle la boucle, et on parvient rapidement à la conclusion que le renoncement thérapeutique est la seule solution. Mais cela ne peut satisfaire les soignants, qui vont s’acharner à rechercher des demi-mesures irréalistes. La chose la plus difficile est d’apprendre à ne rien faire.

Ceci vaut pour de nombreuses situations : laver un résident qui ne veut pas l’être est une maltraitance, ne pas le laver est un défaut de soins ; dans un cas comme dans l’autre le soignant se sent maltraitant. Tout va bien quand le désir des résidents et celui des soignants sont en congruence. Tout va bien encore quand la négociation aboutit à un compromis acceptable par les deux. Mais très fréquents sont les cas où cette négociation n’aboutit pas, et encore plus fréquents sans doute sont les cas où le résident masque son désaccord. Alors le soignant est contraint de passer en force, même si Dieu merci cette force est rarement brutale : il est de douces violences, mais personne n’en est dupe.

Allons plus loin. On a dit plus haut que tout amour est fondé sur le désir pour l’autre. Si je n’ai pas d’ambition pour celui que j’aime, je ne l’aime pas. Ceux dont je n’attends rien sont ceux que je méprise. Mais alors il y a une contradiction radicale : car la relation entre le sujet âgé et le soignant n’est pas et ne saurait être égalitaire ; l’un est vulnérable, en proie au doute, à l’abandon de soi, l’autre ne l’est pas. Il y a un pot de terre et un pot de fer, et celui qui décide de ne pas utiliser sa supériorité ne devient pas pour autant l’égal de celui qui n’a pas de supériorité. En somme, et quoi qu’il fasse, c’est toujours le soignant qui juge de la validité du compromis. On n’a jamais vu des résidents mener des réunions d’équipe pour décider de ce qu’ils vont faire aux soignants. On peut naturellement le regretter.

L’exemple de la grille AGGIR, cité plus haut, est éclairant : tout le monde s’accorde implicitement pour dénier la liberté du résident. Il existe un modèle de comportement, il y a une norme sociale, et le niveau de dépendance est jugé relativement à cette norme sociale. Mais personne ne se préoccupe de l’origine de cette norme. On s’en préoccupe si peu qu’on s’échine à justifier la toilette par des considérations d’hygiène et de santé qui sont aussi ridicules que l’étaient les arguments au nom desquels le XVIIe siècle répugnait à se laver. C’est qu’il faut à tout prix que la norme soit incontestable ; ainsi se fondent les dictatures.

Ce que les soignants ressentent, c’est précisément le caractère en fait arbitraire de la norme de soins. Et leur souffrance, le sentiment de maltraiter et d’être maltraité, vient du fait qu’ils ont été formés en référence à cette norme, qu’ils ne sauraient penser sans elle, et qu’ils sont ainsi écartelés entre l’incapacité à la respecter et l’incapacité à s’en passer. Un soignant, on l’a vu, résume cela admirablement : « être obligé de donner des soins particuliers (attacher les résidents, forcer sur l’alimentation...) ou ne pas pouvoir en donner ».

Les ressorts de la maltraitance :

On a vu chemin faisant que les soignants sont en souffrance. Et quand on examine leurs propos de ce point de vue on tombe facilement sur deux thèmes majeurs : l’impuissance et la culpabilité.

L’impuissance pose sans doute assez peu de problèmes. On sait bien que la violence est l’arme des faibles. Encore faut-il méditer toutes les implications de ce propos, car c’est à la fois tout dire et peu dire. Tel quel le propos n’est rien d’autre qu’un jeu de mots.

Dire que la violence est l’arme des faibles, c’est dire que si je ne parviens ni à persuader ni à renoncer à le faire, je n’ai plus que la ressource de me fâcher ; chacun a des exemples de ce mécanisme, et il serait urgent de former les soignants à la gestion de l’impuissance. Il faut élaborer une sémiologie de l’impuissance, enseigner aux soignants à s’observer, à détecter les prémices des situations où ils risquent de perdre leur calme et à acquérir le réflexe de passer la main. Mais cela ne suffit pas.

Car comment décrirait-on l’arme des forts ?

À l’opposé de l’adage : « la violence est l’arme des faibles », il y a le Ultima ratio regum que Louis XIV faisait inscrire sur ses canons. La France de Louis XIV était-elle faible ? Il faudrait dire alors que la force physique est l’arme des faibles spirituels. Mais cela imposerait de démontrer que la force de la parole est réellement moins violente que la force des gestes. Et il faudrait là encore dire qui juge de cela. C’est souvent le faible qui dit que la violence est l’arme des faibles, ce qui lui évite de mettre en acte une violence dont il n’est pas sûr.

Car en disant cela on fait l’économie d’un drame : toute interaction, toute rencontre, toute communication réalise une effraction de la limite de l’autre. Si je parle à mon ami, c’est pour lui transmettre quelque chose, c’est pour lui donner une information, c’est pour modifier quelque chose en lui. Et cette modification, il ne me l’a pas demandée. Certes il existe tout un système d’autorisations qui fait que l’autre peut accepter ou non mon intrusion, mais il demeure qu’ontologiquement toute interaction est violente. Et que là encore c’est une instance extérieure qui juge quelles sont les interactions acceptables et celles qui ne le sont pas.

En somme, la violence surgit quand un soignant ne sait plus trouver de solution à son problème. La maltraitance est toujours le signe d’une détresse, et ce sont les soignants qui vont mal qui sont les plus exposés. En ce sens la maltraitance demande d’abord une aide, un soutien, une formation, une compassion. Mais s’il est assurément nécessaire de repérer et de venir en aide aux soignants qui maltraitent au sens courant du terme, il n’en reste pas moins que la différence entre ces soignants et les autres est plus mince qu’on ne pense, et que notre métier de soignants est intrinsèquement maltraitant : la pratique courante d’un service d’hébergement montre que la journée d’un soignant se compose de plusieurs tâches principales :
1. Lever un patient qui veut rester couché.
2. Faire la toilette de quelqu’un qui n’en a pas l’habitude.
3. Faire marcher un résident qui n’en a que faire.
4. Pousser à manger un résident qui n’a pas faim.
5. Faire boire un patient qui n’a pas soif.
6. Sortir de sa chambre quelqu’un qui veut y rester.

Certes on peut sans peine trouver des justifications à cette maltraitance. Mais réfléchissons un peu plus : quel est le projet de notre société vis-à-vis des personnes âgées ? D’ailleurs pourquoi a-t-elle un projet ?

Pour cette seule raison : elle a peur de la mort. Et elle ne peut survivre à cette peur qu’en faisant croire qu’elle serait universelle. Nous vivons dans l’illusion que de tout temps tous les hommes ont toujours voulu vivre le plus longtemps possible, alors que cette idée n’est l’obsession que de la civilisation occidentale contemporaine. Mais si nous acceptions l’idée que peut-être ce n’est pas évident, alors notre propre angoisse de mort s’en trouverait démultipliée. Il faut donc que cette angoisse de mort soit partagée par les vieillards : faire vivre les personnes âgées sert à nous garantir qu’on fera de même pour nous, et surtout que nous avons bien raison d’être à ce point angoissés. Le problème est que nous ne savons pas les faire vivre, nous ne savons que les faire respirer ; nous savons augmenter l’espérance de vie, mais nous peinons à faire de la vie une espérance. C’est cette impuissance radicale de la civilisation qui nous conduit à les contraindre à respecter des normes de propreté, d’alimentation, de socialisation qui ne sont pas les leurs. En les momifiant ainsi nous nous échinons à les conserver à peu près semblables à nous, ce qu nous permet d’entretenir l’illusion que nous ne vieillirons pas. Et nos plans de soins sont maltraitants parce que nous sommes impuissant à élaborer des plans de vie.

Quant à la culpabilité elle est fortement notée par les soignants. Mais là encore il faut s’entendre.

Il va de soi que le soignant se sent très rapidement coupable quand il constate ou croit constater que son acte est maltraitant. Allons plus loin : le sentiment d’impuissance qui est à la racine de la maltraitance implique lui-même d’abord un sentiment de culpabilité. Mais les soignants ont dit bien davantage : ils ont dit notamment que la culpabilité devant la maltraitance est collective ; au sens où c’est l’institution qui est coupable, certes ; mais aussi d’une manière plus énigmatique, comme si la maltraitance était une sorte de malédiction, une tare héréditaire.

Il y a de solides raisons de penser que la culpabilité est à la base de la maltraitance. Certes il est bien connu que les pervers, les sadiques, ne se sentent jamais coupables. Mais il faudrait être moins dupes : ils ne font que dire qu’ils ne sont pas coupables. Du fait qu’ils le disent il ne s’ensuit pas qu’ils ne le sentent pas. Du fait qu’ils ne sont pas conscients de leur culpabilité, il ne s’ensuit pas qu’elle ne soit pas inconsciente. Et si leur acte ne leur fait éprouver (ce qui reste à voir) aucune culpabilité, si la culpabilité n’est pas à la fin de leur acte, il resterait à démontrer qu’elle n’en est pas à l’origine. En réalité la maltraitance est une conduite basée sur le reproche que je fais à l’autre. C’est son comportement qui me conduit à le maltraiter ; la maltraitance est toujours une contre-attaque. Ce que j’élude ainsi c’est ma culpabilité : je limite ma culpabilité en faisant de l’autre un coupable plus coupable. Toute scène de ménage repose sur ce mécanisme. On voit ici le lien entre culpabilité et impuissance : la situation de maltraitance naît parce que je n’ai pas trouvé le moyen de l’éviter. C’est en projetant ma culpabilité sur l’autre que je peux supporter mon impuissance. Il ne me reste plus alors que la ressource de le maltraiter pour me rassurer sur ma puissance d’une part, mon innocence de l’autre.

Nous avons vu qu’il existe un troisième ressort : le fait de se trouver dans un environnement maltraitant. À condition toujours de nuancer.

Il est bien connu que les soignants sont plus maltraitants lorsque l’ambiance de travail est maltraitante ; il est bien connu que les meilleurs tortionnaires sont les anciens torturés, et que l’une des clés des régimes totalitaires est de faire vivre leurs propres membres dans la terreur qu’ils sont chargés d’inspirer. La manière dont la maltraitance de l’environnement favorise la maltraitance individuelle est simple à comprendre : à la guerre comme à la guerre.

Mais il reste à faire la part de la maltraitance et de la peur. Car lorsqu’on demande aux soignants d’envisager d’autres maltraitances que celles dont ils pourraient se rendre coupables, ils évoquent certes assez facilement celles dont ils pourraient être victimes, mais pas seulement : ils parlent beaucoup de celles dont ils sont témoins (les résidents entre eux, les familles...) et certains évoquent même la maltraitance générale de la société. Le tableau qu’ils peignent est celui d’une civilisation fondée sur la violence, comme si tous les rapports sociaux se trouvaient contaminés. La question est ici de savoir dans quelle mesure il s’agit d’un vécu véritable (car même si les exemples cités sont probablement tous authentiques il n’en reste pas moins que l’hôpital saint Jean n’est pas l’établissement où règle le plus de maltraitance généralisée, et que la ville où il se trouve, si elle a son lot d’incidents parfois violents, ne saurait se comparer aux banlieues sensibles de la région parisienne), et dans quelle mesure il s’agit d’une véritable réflexion : le fait d’envisager sa propre maltraitance a pour conséquence une tentative de la relativiser en exagérant l’ambiance générale de maltraitance. Ce n’est pas nécessairement que les soignants tentent là de se défausser. Il s’agit au contraire d’un mécanisme somme toute bénéfique : conduits à réfléchir sur ce qui dans leur pratique peut être appelé maltraitance les soignants en viennent à concevoir la chose de manière très scrupuleuse : leurs actes, même anodins ou peu fautifs, leur paraissent suspects. Du même coup ils deviennent plus sensibles aux petites maltraitances de la vie quotidienne. En somme la première chose qui arrive à un établissement qui veut travailler sur la maltraitance est l’impression que le phénomène s’aggrave. Il ne s’agit pas d’une régression mais d’une prise de conscience.

Reste que si on veut travailler sur la maltraitance il importe de garder à l’esprit l’importance de ces trois mécanismes cardinaux : violence de l’environnement, sentiment d’impuissance et culpabilité.

L’esprit de famille :

L’un des points les plus remarquables de cette étude est une découverte : les soignants ont tendance à envisager la maltraitance comme une affaire de famille.

Il n’est pas très difficile de comprendre pourquoi : les équipes sont majoritairement composées de femmes jeunes. Celles-ci disposent de deux références : celle qu’elles ont acquise dans leurs études, mais cette question n’y est guère abordée ; celle qu’elles ont dans leur vie, qui est la relation qu’elles ont à leurs enfants. La contamination et aisée, tant l’activité de l’aide-soignante a de points communs avec celle de la nourrice : il est question de laver, de faire manger et de changer des couches. C’est la raison pour laquelle la gestion des excréments est si omniprésente dans les transmissions. Bref les soignants ont tendance à calquer leur relation à la personne âgée sur le modèle de la relation à leurs enfants, et l’hôpital devient une famille. L’affectivité, les susceptibilités, les demandes sont celles qu’on observerait dans un cercle familial, avec tous leurs débordements et toutes leurs déviances.

Cela explique l’anomalie du cas clinique.

Car lorsqu’on interroge les soignants sur leur conception générale de la maltraitance, ils savent développer des idées très fines, très pertinentes, très sensibles. Et voici que les choses changent radicalement dès qu’il s’agit de situations concrètes.

Soit un résident qui en maltraite un autre. Il est lucide, il ne regrette pas son acte, que faut-il faire ?

La première chose à faire est une évidence : s’il est vrai que ce résident est lucide (et dans un cas clinique il est interdit de contester l’exposé : par hypothèse on présume que l’auteur a bien examiné la situation : il ne servirait à rien sinon de l’étudier et il faudrait en rédiger un autre), alors il doit être considéré comme un citoyen libre et responsable. Toute autre stratégie aboutirait à le dévaloriser, à en faire un « pauvre vieux », ce qui serait une maltraitance.

La seconde chose, plus méconnue, est cependant une obligation : dans un établissement de soins les soignants n’ont aucune autorité de police, réserve faite du Directeur qui est chargé de faire respecter le Règlement Intérieur.

La troisième chose est le secret professionnel, qui impose de ne révéler que ce qui est strictement nécessaire au bien-être des personnes soignées.

La quatrième chose est qu’il faut être soignant, et prendre des décisions adaptées.

Il est remarquable de noter que les soignants sont majoritairement maltraitants dans la situation exposée, et qu’ils n’ont visiblement aucune conscience de cette maltraitance.

Réprimander le coupable, le sanctionner suppose qu’ils procèdent à un abus de pouvoir : rien ne les autorise à se poser en juges. C’est dans les familles qu’il existe une police privée ; la famille est un microsociété dont la fonction est de préparer les enfants à l’entrée dans la société réelle ; le pouvoir de répression des parents, qui est à la mesure des délits dont ils sont les juges, est une maquette de l’instance judiciaire et policière. Mais dans une institution pour personnes âgées ce ne sont pas des enfants qui sont pris en charge.

Refuser d’exclure le résident est une bonne chose si on redoute les conséquences de cet acte pour lui. Mais il y a lieu de penser que disant cela les soignants ne fassent que manifester leur crainte de perdre le lien avec le résident : une famille n’abandonne pas un de ses membres. Par ailleurs se pose la question sans doute d’une sorte de qu’en dira-t-on. Il existe une interface entre l’institution et le monde extérieur, et les soignants gèrent cette interface avec précision.

En particulier il importe de gérer soigneusement l’information, et c’est pourquoi les regards extérieurs sont toujours mal acceptés, du moins dans un premier temps : a priori ce sont des espions, qu’il s’agisse des familles, des bénévoles, des psychologues... C’est pourquoi la question de la dénonciation de l’acte est intéressante à considérer. Refuser l’intervention de la gendarmerie n’est rien d’autre qu’une variante de l’omertà. Il ne faut pas que cela se sache, et les soignants, qui ont pourtant exposé leur désir de voir la maltraitance parlée, mise en mots, discutée, dénoncée et en tant que de besoin sanctionnée refusent de voir le linge sale lavé autrement qu’en famille et en secret. Mais paradoxalement ces mêmes soignants qui refusent de faire connaître le problème à des professionnels investis d’un pouvoir, fût-il partiel, d’y remédier, sont unanimes à dire qu’il faut prévenir les familles. C’est que le statut de la famille est ambigu : dans l’ensemble les soignants la vivent comme extérieure au noyau résident-soignants, et en font un élément étranger, voire perturbant. Cependant il n’est pas possible de nier qu’elle est une famille, qu’elle fait donc partie du clan. Et si dans notre civilisation comme dans beaucoup d’autres la famille se serre les coudes pour éviter que les secrets ne transpirent, en contrepartie elle les partage tous.

Dans le refus de prévenir la gendarmerie il y a non seulement le désir de ne pas ébruiter l’affaire mais également celui de garder la maîtrise de la justice. C’est une prérogative ancestrale du père de famille que d’exercer cette justice sur sa tribu, et le groupe des soignants n’entend pas s’en dessaisir. En fait dans cette matière il y a quatre situations :
Ceux qui veulent sanctionner le résident et prévenir la gendarmerie : ils sont 3.
Ceux qui veulent prévenir la gendarmerie sans prendre de sanctions : ils sont 4.
Ceux qui veulent sanctionner sans prévenir la gendarmerie : ils sont 8.
Ceux qui ne veulent rien faire : ils sont 18. On voit donc aisément que le premier groupe est très répressif. Pour lui la lutte contre la maltraitance justifie tous les moyens. Ce groupe représente moins de 10% des soignants. À peine plus nombreux est le groupe de ceux qui, demandeurs d’une sanction, ne se reconnaissent pas le droit d’en décider. 30% des soignants au contraire veulent une sanction à condition de l’organiser eux-mêmes. Et surtout, plus de la moitié de soignants ne décident rien. Le modèle familial sous-jacent est donc pour un petit nombre la famille patriarcale, menée d’une main de fer par le chef de clan, et pour plus de la moitié la famille méditerranéenne, où les menaces sont plus fréquentes que leur exécution.

Cette vision familiale du travail a des inconvénients importants : en particulier elle aboutit à faire perdre de vue la véritable fonction des soignants qui est de promouvoir des solutions rationnelles. La quasi-totalité des soignants souhaite dénoncer le comportement du résident auprès de sa famille, sans doute dans le but de partager la charge émotionnelle de l’événement. La sanction, et plus encore la réprimande ont beaucoup de succès. Mais si on refuse de prévenir la gendarmerie, c’est parce que, tout de même, on ne peut pas lui faire ça... Et si on refuse d’isoler le résident, c’est parce que ce serait une sanction. Ce dernier point est particulièrement révélateur : peu importe qu’en réalité l’isolement réponde au désir du résident ; peu importe que les soignants soient dans l’obligation de veiller à la sécurité d’un éventuel voisin : l’isolement pourrait être une sanction, donc c’en est une (Le comique de l’affaire est que les professionnels qui ont pris cette décision, loin d’être à l’aise avec elle, en conçoivent une certaine culpabilité...). Ceci conduit à poser une ultime question : 20% des soignants optent pour sanctionner le résident ; on peine à imaginer quelle sanction ils prendraient.

Le thème de la famille est particulièrement important.

La famille est un milieu maltraitant. Contrairement à un discours à la mode, c’est largement sa fonction. La famille est un lieu d’apprentissage, où l’enfant apprivoise les rapports d’autorité. Comment il convient de faire cet apprentissage, c’est là une autre affaire, et on peut débattre. Mais il demeure que le rôle de la famille est de préparer l’enfant à l’entrée dans ce monde autrement maltraitant qu’est la vie. C’est pourquoi dès lors qu’elles sont maîtrisées la fermeté, l’ordre donné, la suspension de la liberté des personnes, la contrainte de la société sont légitimes dans la famille.

Il reste à ne pas oublier que dans cette famille le résident n’avait pas, lui, demandé à entrer.
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